Manuela Bornstein, ou la préservation de la mémoire [en]
Menue, des joues rondes, de courts cheveux noirs et de douces manières, ainsi apparaît Manuela Bornstein. Agée de 80 ans, elle a passé la plus grande partie de sa vie aux États-Unis bien que son anglais irréprochable ait conservé une pointe d’accent français. Alors qu’elle se sert un verre d’eau — un mélange d’eau réfrigérée et d’eau à température ambiante, afin que ce ne soit pas trop froid — Manuela Bornstein prend place à la table de la cuisine dans sa maison de Dunwoody, remplie de photos de famille et de simples décorations qui évoquent le « vieux continent. »
« Je ne comprends pas pourquoi mes amis disent que ma maison est « so French » » s’exclame-t-elle, « rien ici est français ! »
Pourtant, c’est étrangement le cas.
Récemment retraitée après une longue carrière d’agent de voyage, Manuela Bornstein partage son temps entre la lecture (en français, autant que possible), les activités du Dunwoody Newcomers Club, la synagogue et la gymnastique au Jewish Community Center. Deux fois par semaine, elle suit des cours à Mercer University, et était , il y a peu de temps, encore, violoniste au sein de l’Atlanta Community Orchestra.
« Je dirais que je me sens plus Américaine, aujourd’hui » répond-elle quand on évoque ses liens avec la France. Quand ses enfants étaient jeunes elle se rendait en France chaque année pour rendre visite à ses parents, mais cela a pris fin après le décès de sa mère et la venue de son père à Atlanta. Ses deux fils, nés et élevés aux États-Unis, ne parlent pas vraiment la langue de leur mère, et c’est pourquoi elle est aussi enchantée de pouvoir parler français quand l’occasion se présente.
L’aventure en Amérique
C’est en 1960 que Manuela Bornstein est arrivée à New York, pour son premier séjour aux États-Unis, afin de rendre visite à sa petite sœur. A 27 ans, elle vivait encore chez ses parents et travaillait comment agent de voyage pour American Express. Pressée par sa sœur, elle a fait une demande de visa pour une année. « J’adorais les Etats-Unis, » s’exclame-t-elle, souriante au souvenir des pique-niques partagés devant le Seagram Building avec sa sœur. « J’avais l’impression d’être issue d’un village, mais Paris n’est pas un village ! Tout était immense et propre. »
Elle s’est ensuite mise en route avec son violon et un sac à dos pour se rendre à San Francisco afin de voir ses deux cousines. « J’étais très mignonne » se rappelle-t-elle. C’est là qu’elle a rencontré son mari et qu’elle a donné naissance à leur premier fils. Ensuite ses parents sont venus quelques temps mais ont choisi de retourner en France. En 1976, sa famille s’est installée à Atlanta et son mari s’est investi dans le développement du MARTA.
« Je n’étais pas très enthousiaste à l’idée de vivre à Atlanta. Bien que mon anglais était bon, j’avais de grandes difficultés à comprendre l’accent du Sud, notamment celui des hommes. »
Son mari est décédé en 1982, mais elle, qui estime qu’ « il n’y rien de mieux que la famille », a su en préserver la cohésion en demeurant proche de ses fils, de leurs épouses, et de leurs quatre petits-enfants. De plus, chaque année, elle retrouve pour des vacances à Cape Cod, sa sœur qui vit maintenant à Bethesda, près de Washington.
La transmission de son histoire
Il y a environ six ou sept ans, lors d’une visite de l’exposition dédiée aux enfants qui ont survécu la Shoah au William Breman Jewish Heritage Museum, Manuela Bornstein a réalisé qu’elle avait quelque chose à offrir.
« Je n’ai jamais beaucoup parlé de mon passé car j’ai été très chanceuse, » confesse-t-elle.
Née à Paris en 1933 de parents émigrés de Hollande et d’Allemagne, Manuela Mendels Bornstein connait une enfance marquée par l’occupation allemande et la persécution des Juifs. Grâce à l’aide de voisins, de généreux étrangers et de beaucoup de chance, et malgré leur fichage dans les registres de la mairie, la famille Mendels n’est pas déportée. Finalement, grâce à l’aide de voisins et la résistance, ils parviennent à fuir dans le Sud-Ouest de la France.
« Nos amis étaient merveilleux, » se souvient Manuela Bornstein, en évoquant Maurice et Geneviève Paris qui, avec l’aide de leur fils adolescent, les ont aidés à préparer la fuite. « Nous sommes toujours en contact. »
Pendant 29 mois, la famille Mendels se cache, seuls réfugiés juifs d’un petit village de Dordogne. Tout le monde sait qui ils sont, mais jamais personne ne les trahit, pas même lors de la détention de cinq semaines d’un des villageois soupçonné d’être membre de la résistance. Est-ce la naïveté de la jeunesse ou la protection sans relâche de ses parents, mais ni l’absence d’eau-courante, ni les déplacements discrets du père pour aller travailler dans des fermes n’ont empêché Manuela Bornstein de vivre cette époque comme « une belle aventure. »
- A photocopy of the journal that Bornstein and her parents kept from her birth through the Occupation.
En 1944, la famille retourne à Paris avec un nouveau membre, un petit frère né en 1943. « C’était un miracle ! » s’écrie-t-elle. « Nous étions quatre à quitter Paris, et sommes revenus à cinq ! » Lentement, ils reconstruisent leur vie en dépit du flot de mauvaises nouvelles leur apprenant la disparition de leur famille — deux cents membres ont péri, victimes du nazisme. « Nous avons perdu toute notre famille. »
La sagesse et la gravité de la réalité pèsent sur les épaules de Bornstein. Ses yeux s’emplissent de larmes en se souvenant des différentes fuites miraculeuses survenues in-extremis. « Sans l’aide d’amis, de voisins et de gens du village où nous nous étions réfugiés, nous n’aurions jamais pu nous en sortir… ils nous ont protégés. En particulier le maire du village, le curé, les instituteurs ont été très dévoués. Tous ont risqué leur vie pour nous ! »
Manuela Bornstein montre alors les fascicules qui présentent ses conférences au William Breman Jewish Heritage Museum.
« Mon témoignage est enregistré à Atlanta et au Mémorial [à Washington]… Je le partage [aussi] avec les écoliers car c’est plus facile de raconter mon histoire de mon point de vue d’enfant. »
Elle leur fait part de sa fierté innocente à arborer l’étoile jaune, tel un joli accessoire sur son tailleur en tricot vert vif, et raconte le premier jour où elle l’a portée à l’école. L’institutrice lui a dit de ne pas enlever son manteau au fond de la classe, mais de le garder et de se présenter devant la classe, sur l’estrade.
« Elle a dit à tous qu’ils devaient être gentils avec moi car les Allemands voulaient me faire du mal. »
Par cette transmission orale de son histoire et de tant d’autres qui ont risqué leur vie pour sauver la sienne, Manuela Bornstein entretient son devoir de mémoire. « Je veux que le monde entier sache ce que bons et méchants sont capables de faire. »
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